Le jardinier et le projet, pour une adaptation aux changements climatiques (2/2)

Régénération forestière des bosquets de Champs-sur-Marne détruits par la tempête du 26 décembre 1999. © JM Sainsard
Régénération forestière des bosquets de Champs-sur-Marne détruits par la tempête du 26 décembre 1999. © JM Sainsard

(suite)

Culture(s) du jardin

Des générations de jardiniers ont néanmoins fait face, dans l’Histoire, à des événements dramatiques – il n’est qu’à rappeler le grand froid de l’hiver 1739 qui obligea à de nombreuses replantations dans les parcs autour de Paris. Attachés à leurs domaines, ils avaient mis au point une gestion prévoyante, puisque les jardins étaient aussi envisagés sous l’aspect économique.

L’eau, des savoir-faire à retrouver

De même, c’est par la gestion sur le moyen et long terme que les jardiniers en charge de domaines historiques privés ou publics tentent d’apporter des réponses. Changement de façons culturales, choix d’affectation des jardiniers à des opérations de fond plutôt qu’à la seule « propreté », c’est dans une nouvelle approche du jardin ou la réappropriation de ses traditions que les gestionnaires vont emprunter.
On observe d’ores et déjà un changement d’attitude vis-à-vis de la ressource en eau, devenue rare, avec des essais de diminution ou même d’arrêt des arrosages de pelouses. Arrêtons-nous un instant sur cet exemple qui montre tous les paradoxes auxquels une mécanisation croissante avait fait parvenir1 . Cet arrosage est en réalité assez récent – années 1950 – et n’était pas le fait de tous les domaines. Ainsi, à l’hôtel de Matignon, résidence du Premier ministre, on arrosait le gazon, tandis qu’à Champs-sur-Marne la pelouse ne l’était pas, ce qui passait pour des pratiques très arriérées auprès de certains collègues. Peut-être la perte de savoir-faire, l’incompréhension sur ce qu’est un jardin et un jardinier sont-ils fautifs, mais on en arrivait à rajouter par arrosage 1 500 mm par an à une pelouse quand les 600 mm tombant naturellement suffisaient amplement. Le choix de ne profiter que de l’arrosage naturel est vécu aujourd’hui comme une conquête moderne et écologiquement consciente, quand d’autres le considèrent comme un simple retour à des pratiques vraiment jardinières.
Cette philosophie de gestion de l’eau a bien sûr des incidences sur le choix des végétaux plantés. Il est certain que la culture et les contraintes des gestionnaires de jardins historiques diffèrent, les jardins historiques en ville étant, à l’inverse des grands domaines excentrés, plus sollicités par les usagers pour offrir de nombreuses floraisons gourmandes en eau. Mais les choix techniques sont vite déterminants, comme en témoigne le dépérissement brutal de jeunes plantations de marronniers dans les jardins du Luxembourg à Paris après l’arrêt du système d’arrosage par goutte à goutte, faute d’avoir développé un système racinaire en profondeur. Les arrosages des fleurs au pied des bordures de buis sont aussi abandonnés dans de nombreux domaines, car les buis en pâtissaient, subissant trop d’attaques de champignons.

Des façons culturales et une palette végétale renouvelées

Le rôle du sol et des façons culturales est donc crucial dans cette adaptation générale à la rareté de l’eau et la volonté de ne pas fragiliser les végétaux : en espace urbain, avec un sol très souvent constitué de remblais à faible capacité de rétention de l’eau et des nutriments, comme aux Tuileries, les arrosages permettaient de s’affranchir des qualités agronomiques du sol. Le ramassage des feuilles mortes et la fin de l’apport du crottin de cheval a aussi appauvri le sol en matières organiques, contribuant à l’affaiblissement des végétaux, qui deviennent plus sensibles aux changements climatiques… L’apport d’amendements organiques et un paillage superficiel sont donc des atouts dans cette redécouverte de l’importance d’un sol riche et vivant. La difficulté est dans ce dernier cas de gérer les éventuels aspects inesthétiques, surtout dans des domaines très visités, comme on peut le regretter au Parc Bordelais.

Exemple de gestion différenciée et sans apport de la prairie du parc du château de Compiegne. © Marc Poirier

Le changement d’attitude se traduit aussi par le développement de recherches scientifiques. Elles se concentrent en premier lieu sur des traitements pour sauver les végétaux et, avec eux, la structure du jardin, mais qui doivent respecter la législation, notamment le délai de rentrée limitant voire interdisant ipso facto l’emploi de pesticides de synthèse dans les lieux ouverts au public et plus récemment celle adoptée en janvier 2014 qui interdit tout pesticide à partir de 2020 dans les espaces verts publics et de 2022 dans les jardins particuliers. Devant la catastrophe de la maladie du buis, dans des lieux comme Vaux-le-Vicomte où les parterres sont si importants, et les visiteurs essentiels à l’équilibre économique du domaine, les réponses par des produits biologiques sont attendues avec anxiété.
Une autre voie de recherche porte cependant sur la sélection de cultivars de buis résistants, mais les précédents de l’orme, avec ses variétés résistantes à la graphiose, ou celui du platane résistant au chancre coloré, adoptés avec tant de méfiance, incitent à la prudence sur cette option réclamant souvent des années. Les recherches actuelles sur la biodiversité menées notamment en France au Muséum d’Histoire naturelle permettent d’espérer, tout comme le regard nouveau porté sur le mode de multiplication. Au contraire des arbres multipliés par clonage, ce que soit en marcotte, bouture ou culture in vitro, une reproduction par semis favorise une variabilité génétique qui crée des adaptations et des possibilités d’avoir des individus résistants aux attaques. Il ne faut pas nier une autre dimension sociale et politique du choix des végétaux mis en place dans les jardins contemporains, historiques ou non. En effet, le changement climatique est parfois ressenti comme une agression extérieure, et la réponse, identitaire, aurait tendance à privilégier les choix de plantes « de chez nous », plus à même de se défendre que des plantes dites exotiques. On le sait, cette notion de plantes indigènes est très relative, alors que le voyage des plantes, l’acclimatation et la gestion ont contribué à rebattre les cartes des implantations d’origine.

Repenser la gestion

Les recherches enfin portent sur de nouveaux modes de gestion et de plantation, avec un renouveau d’intérêt pour la strate arbustive, souvent quasi disparue dans les parcs paysagers, principalement faute de main-d’œuvre . Outre son rôle essentiel dans la composition paysagère, faite de transparence mais aussi d’espaces opaques, cette strate végétale a un rôle majeur de protection des sols, pour limiter l’évaporation et l’érosion, et d’abri pour la faune auxiliaire. Cet intérêt pour une palette végétale diversifiée est aussi justifié par la prévention des maladies qui s’installent plus facilement dans des espaces mono-spécifiques, et l’anticipation du grand vide qui viendrait à se creuser si une variété surreprésentée dépérissait. Aux Tuileries, ce sont quatre essences qui ont été replantées pour les alignements, plutôt qu’une seule, démarche initiée en 1990 et poursuivie aujourd’hui pour l’achèvement du programme de replantation des différentes enveloppes végétales des bosquets du Grand Couvert. Ces réflexions sont bien entendu plus faciles à appliquer dans des jardins historiques aux lignes paysagères que dans les jardins réguliers, mais peuvent guider une attitude générale.

Régénération des bosquets au second plan dans le parc de Champs-sur-Marne. © JM Sainsard

À Champs-sur-Marne, le choix a été fait, lors de la replantation des bosquets après 1999, d’une gestion durable, avec régénération naturelle, dans un processus qui, dix ans après, présente l’intérêt de se mettre en place sans d’autres moyens que l’intelligence de la conduite par l’équipe en place des quelques opérations nécessaires. La gestion future sera probablement en taillis, accompagnant la régénération d’érables et de frênes, que l’on ne considère pas comme des espèces nobles. Cependant, la régénération naturelle n’est pas signe de durabilité du peuplement, avec des sensibilités de l’érable sycomore à la maladie de la suie provoquée par le champignon Cryptostroma corticale dont l’occurrence est corrélée avec des étés chauds ou caniculaires, celle du frêne à un nouveau champignon depuis cinq ans environ, le Chalara fraxinea, provoquant un dépérissement des peuplements jeunes et âgés. Il est donc nécessaire de conduire ces peuplements pour éviter la dominance d’essences pionnières, voire d’envisager des regarnis ou plantations d’essences d’avenir, et de se soucier davantage de l’autécologie des espèces.

Une réponse du ministère de la Culture aux conséquences du changement climatique a été la mise en place de plans de gestion. La vingtaine d’établissements publics assurant la maîtrise d’ouvrage des interventions sur les jardins protégés et les propriétaires privés ont été invités à en élaborer un, avec l’aide éventuelle d’un expert jardins du ministère. En effet, considérer le changement climatique comme un bouleversement irrémédiable pour les jardins serait oublier le rôle de gestionnaire sur le long terme du jardinier, lui qui acclimate les végétaux et les étudie depuis des siècles. Outil de travail quotidien et de pilotage à moyen et long terme, son élaboration est l’occasion d’une large concertation et de la prise en compte des intérêts parfois divergents, et d’une mise en perspective sur la longue échelle qui régit celle des changements climatiques. Un réflexe dangereux serait de vouloir anticiper les conséquences du changement climatique uniquement par des interventions lourdes en amont au détriment de la gestion, arrivant à une politique de gestion à coup de restaurations, trop souvent menée pour des raisons notamment institutionnelles, et qui fait fi de la gestion avisée et de l’expérience du jardinier bien formé.

Réinventer les jardins historiques ?

Il nous semble que percevoir le changement climatique comme un couperet est une vision réductrice du jardin en tant qu’œuvre. Même si elle est en soi inquiétante, la disparition de certains végétaux ne peut être considérée comme insurmontable à la survie des jardins : l’orme est facilement remplaçable, le buis de bordure également…
À la différence de l’espace forestier, il faut se souvenir que, dans un jardin, les enjeux sont avant tout paysagers. Certes, une replantation a un coût important, mais il ne faut pas méconnaître la dimension expérimentale du jardin, et les essais à multiplier. Les paysagistes sont ainsi amenés à repenser les jardins, à créer d’autres formes qui enrichissent le jardin d’autres significations, comme l’a fait Pascal Cribier à Méry-sur-Oise. L’histoire des jardins, les structures encore en place confirment que la recherche n’est pas nouvelle. L’expérience de végétaux devenant inadaptés, obligeant à reprendre des structures entières, nous rappelle que la réponse est toujours dans le projet, que le jardin historique se compose aussi du paysage alentour, d’axes, de pleins et de vides, du bâti, des usages et pratiques, de l’économie… Que ce soit pour les structures régulières, où la primauté de l’ordonnance de la masse végétale sur l’espèce autorise une certaine liberté de choix de variétés nouvelles, ou pour des structures irrégulières où la forme des sujets arborés, les textures et les teintes sont plus déterminantes, tous les arbres peuvent composer des bosquets, des groupes d’arbres des alignements ; les interventions dans les jardins historiques doivent s’affranchir d’une image fixe du jardin, résister aux tentations d’une impossible reconduction à l’ « identique », et faire appel au sens du projet du concepteur qui connaît les dynamiques du site et des végétaux.

Bandes forestières dans les quinconces du jardin des Tuileries. © JM Sainsard

Le projet est indispensable en jardin historique. Il est conforme à l’histoire et à l’évolution du jardin. Laissons les paysagistes intervenir, proposer des formes, des matériaux. Le buis de bordure est finalement qu’un matériau composant les parterres, or un parterre est une écriture du moment. Cela nécessite de grandes capacités d’ouverture intellectuelle et de pédagogie pour remettre en question certaines formes et compositions historiques.
Nous choisissons donc d’être optimistes, de nous penser à l’aube d’une nouvelle pensée du jardin historique, qui fait confiance à la capacité du vivant à s’adapter, au projet et à la gestion jardinière.

  1. Sur ce sujet de la pelouse on se reportera notamment à l’ouvrage de Victoria Scott Jenkins, The Lawn : A History of an American Obsession (1994), et aux nombreuses publications de Gilles Clément, dont Où en est l’herbe ? Réflexions sur le jardin planétaire, Actes Sud, 2006.
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